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Zee Friedman se pencha au-dessus de la rampe d'escalier pour m'encourager depuis le quatrième étage :

— Encore un petit dernier !

La réalisatrice de StarBaby vivait dans un quartier délabré au nord du secteur plus chic de Columbia University et au sud des ensembles de brique fraîchement ravalés de Harlem. La cage d'escalier exhalait un parfum de vieux New York qui n'avait pas grand-chose à voir avec Henry

James ou la lavande ; pendant près d'un siècle, des relents d'ail et d’oignon, vestiges des divers groupes ethniques ayant momentanément séjourné ici, avaient imprégné ses murs jaune caca-d'oie. Aujourd'hui les occupants étaient des jeunes optimistes ou des moins jeunes sans illusions qui déboursaient dans les mille dollars par mois pour un simple studio.

Ignorant gracieusement les miaulements qui s'échappaient de ma gorge à chaque marche gravie (toutes si raides qu’elles semblaient avoir été conçues pour une espèce dotée de jambes plus longues que Y Homo sapiens), Zee m'observait par-dessus la balustrade, son épaisse chevelure noire retombant en cascade autour de sa figure. La fille était nettement plus avenante que son environnement, constatai-je en atteignant enfin le quatrième et dernier étage : joues rosés et rebondies de poupée de porcelaine, mais, à la place des yeux bleus sans vie des jouets victoriens, Zee avait des prunelles noires étincelantes et, en dépit de son mètre cinquante, une poigne de déménageur.

— B’jour ! Bredouillai-je, hors d'haleine.

— Moitié chinoise, moitié juive, m'informa-t-elle sans que je lui pose la moindre question, en me précédant dans son appartement.

J'opinai du chef, n'étant pas certaine de pouvoir prononcer deux mots à la suite sans émettre un râle.

— Vingt-quatre ans. Zee, comme Zelda Fitzgerald. Allez savoir pourquoi, mes parents ont jugé bon de me donner le nom d'une pauvre folle qui a fini carbonisée dans un hôpital psychiatrique.

Son studio, de dimensions réduites, comportait trois sections distinctes : la cuisine, quelques étagères au-dessus d'un évier et d'une plaque chauffante ; un coin dodo, c'est du moins ce que laissait supposer le rideau de séparation fait dans un assemblage de jupons en raphia, et un carré d'un mètre cinquante de large faisant office de salon. Zee m'indiqua un siège de la taille d’un fauteuil pour bébé habillé d’une de ces housses extensibles vert pâle nettement moins chouettes dans la réalité que sur les catalogues de vente par correspondance. Puis elle s'assit face à moi sur une banquette drapée de châles bariolés à fleurs et à franges.

A l'évidence Zee possédait ce don que j'avais toujours rêvé de posséder : savoir se contenter de peu. D'un minimalisme élégant, elle ne portait qu'un cycliste de coton noir descendant à mi-mollets et un tee-shirt blanc tout simple. En revanche, je portais un pantalon bleu marine, mes éternels pull bleu et foulard à papillons, et mes clips d’oreilles en or. Avec un peu de chance, songeai-je, elle penserait que mon look rétro était intentionnel.

J'avais passé les deux jours précédents à donner des coups de fil en quête d'une piste à explorer. Finalement, grâce à l'amie d’une amie d'une voisine de Jill Badinowski, j'étais entrée en contact avec une autre cliente de StarBaby qui avait noté le numéro perso de Zee.

— Désolée de vous déranger en ce week-end de Mémorial Day, m'excusai-je.

— Pas de problème, m'assura Zee d'une voix puis sante, comme celle qu'aurait eue la statue de la Liberté si elle avait pu parler.

Repliant ses jambes, la jeune femme les ramena contre elle et les entoura de ses bras. Ses ongles de pieds avaient la couleur bleu pâle du jean délavé.

— Vous êtes détective ? S’enquit-elle, l'air intéressée.

— Disons plutôt que j'ai été engagée pour réunir certaines informations concernant Courtney.

Zee hocha vigoureusement la tête, apparemment impatiente d'en savoir plus.

— Savez-vous combien de gens elle employait ?

— Elle avait au moins un autre employé, ça j'en suis sûre, mais de là à vous dire s'il y en avait d'autres. Je travaillais en free-lance pour elle, les week-ends.

Entre Zee et moi, un vieux coffre à joujoux orné de décalcomanies faisait office de table de salon.

— Uniquement les week-ends ?

— Oui, ce sont les seuls jours où les familles sont au complet. Ce qui nous permet de faire intervenir le père et la mère sur la cassette, le film servant en partie à prouver qu’ils ont été des parents modèles même si l'enfant, lui, a d'autres souvenirs. Bref, comme le reste de la semaine je travaille à plein temps, je ne dispose que de mes samedis et de mes dimanches.

— Vous faites quoi ?

— Je suis assistante de production chez Crabapple Films.

J'approuvai d'un hochement de tête respectueux bien que n'ayant

Jamais entendu parler de Crabapple, qui, si ça se trouve, produit des films où des adolescentes se font massacrer à la tronçonneuse.

— Et en quoi cela consiste-t-il au juste ?

— A faire tous les boulots dont personne ne veut, m'informa Zee.

Cette fille avait l'air excessivement heureuse, une de ces personnes à qui il manque miraculeusement le gène du ressentiment. Elle avait un beau sourire, immense, radieux, comme les sourires qu'on voit sur les dessins des gosses de maternelle.

— Par exemple, c'est moi qui fais toutes les démarches auprès de l’administration pour obtenir des autorisations, je me charge de la paperasse, j'assure la liaison avec le plateau. C'est comme ça que j'ai fait la connaissance de Courtney. Un des gars qui travaillaient chez nous avait réalisé des films pour elle. Quand il est parti s'installer à Los Angeles, il m'a refilé le boulot.

— Vous voulez devenir cinéaste ?

Je fus tentée de mentionner discrètement que mon fils était critique de cinéma, puis me ravisai, songeant que c'eût été un manque de professionnalisme. De plus, ne sachant si son enthousiasme était feint –après tout, elle avait peut-être mis deux balles dans la peau à Courtney– je jugeai préférable de lui en dire le moins possible à mon sujet.

Zee secoua vigoureusement la tête.

— Non, j'aime mieux m'occuper de la paperasse, m'occuper de la compta, faire livrer l'élévateur au Grand Army Plaza tel jour à telle heure.

Elle avait entrepris de faire un nœud si compliqué avec ses jambes qu'on ne voyait plus qu'un seul de ses orteils bleu pâle. Quant à ses bras, elle les avait étirés de part et d'autre du dossier de la banquette, comme pour embrasser deux amis invisibles.

— Pour ce qui est… enfin, je veux dire… pour ce qui était de Courtney, je n'en reviens pas qu'elle m'ait choisie, moi, une petite étudiante en cinéma de l'université de Columbia à qui ses parents ont offert une caméra digitale pour la remise des diplômes.

— Courtney vous a-t-elle jamais parlé de ses études à elle ?

— Non. Après votre coup de fil, j'en suis venue à me dire que je ne savais quasiment rien d'elle. Si ce n’est qu’elle était mariée et qu'elle avait deux enfants, naturellement. Et qu'elle avait été conseil en placements. Bien sûr, il nous arrivait de bavarder. Nous avions toutes les deux adoré la fac et détesté le bahut. Mais bon, à part les ravagés du sport ou les demeurés qui décrochent le prix de camaraderie, je ne pense pas qu'il y ait beaucoup de gens qui aiment le lycée. A moins d'être complètement amnésique, on sait bien qu'on en a tous bavé des ronds de chapeau.

— Vous a-t-elle dit pourquoi elle avait détesté le lycée ?

— Bah… c'est toujours la même histoire. On se trouve trop maigre ou trop grosse ou trop grande, et on n'a pas de petit ami. Et puis on se réfugie dans la lecture. Courtney était du genre courte sur pattes et maigrichonne, même si apparemment elle s'est un peu étoffée après son entrée à l'université. Mais la plupart du temps, elle et moi on parlait boulot.

— D'après vous, c'était une femme d'affaires efficace ?

— Elle n'avait pas la moindre notion de cinéma, c'est probablement pour ça qu'elle me trouvait géniale. Mais c'était une bonne pâte, certainement.

— Que voulez-vous dire ?

Zee pinça sa bouche enduite de brillant à lèvres et s'accorda quelques secondes de réflexion.

— N’allez surtout pas croire que je suis une adepte du New Age, dit-elle lentement, même si je reconnais avoir quelques dispositions de ce côté-là. Mais je crois qu'il y a des gens qui émettent des ondes positives, si vous voyez ce que je veux dire.

— Et Courtney n'en faisait pas partie ? Zee secoua la tête.

— Non, non, ce n'est pas ça. Mais au début je me suis dit : ouah, sacrée bonne femme ! Elle dégageait une telle énergie. Lorsqu’elle me parlait de StarBaby, j’avais l’impression de m'être embarquée dans une croisade : La Fabuleuse Epopée de Courtney et Zee. J'étais convaincue que StarBaby allait changer la face du monde. Je me disais que les gens allaient enfin pouvoir se voir tels qu'ils étaient, eux, leurs parents et leurs frères et sœurs. Dans une version idéalisée sans doute, parce qu'ils étaient filmés, mais tout au moins pas à travers le filtre capricieux et imparfait de la mémoire. Courtney avait l'intention de franchiser StarBaby en Amérique, et probablement aussi dans le monde entier, même si elle n'en a jamais parlé.

— Elle avait des projets ?

— Je me souviens qu'elle m'avait montré une liste de tous les codes postaux avec les revenus par habitant pour chaque commune, ainsi qu'un tas d'autres données sociologiques. Elle était gonflée à bloc, très positive. Je l'aurais bien vue en couverture de Time Magazine.

Zee ramena à nouveau ses pieds sur la banquette, enveloppant ses jambes de ses bras, puis posa son menton sur ses genoux avec une souplesse stupéfiante.

— Au début en tout cas.

— Parce que ensuite elle a changé ?

— Oui. L'été dernier, vers le mois de juillet. Quelques mois plus tôt, elle m'avait confié que l'été risquait d'être calme, parce que les parents étaient moins occupés et qu'ils en profitaient pour sortir les gosses. Moi, j'aurais pensé que c'était une bonne période au contraire. Mais j'ai préféré ne pas la contredire de peur de me faire virer.

Sans me laisser le temps de lui poser la question, elle ajouta :

— En fait, l'été n'a pas été calme du tout. Mais j'ai eu l’impression que Courtney était déprimée. Oh, ce n'était qu'une impression, vous me direz. Courtney n'était vraiment pas une personne facile à cerner. Elle n'était pas du genre à parler pour ne rien dire. Et ne manifestait pas la moindre curiosité pour son entourage.

— Comment cela ?

— Eh bien, par exemple, quand je rencontre quel qu'un pour la première fois et que je lui dis que je m'appelle Friedman, la personne pense : une Asiate adoptée ? Une Eurasienne ? Ou bien quand je dis que je fais du cinéma, les gens me demandent quel est mon film préféré. Mais avec Courtney, rien. Elle a lu mon CV, visionné les deux premières minutes de mon film de maîtrise, puis nous avons discuté salaire. A ses yeux j'étais une machine à faire des films plus qu'un être humain. Elle était cent pour cent business.

— Plutôt froide ?

— Pas au sens où l'entendraient la plupart des gens.

Quand une personne est vraiment froide, on ne peut s'empêcher de penser : flûte, qu'est-ce que j'ai dite ou fait de mal ? Mais avec elle je n'étais jamais mal à l'aise. En fait, je crois qu'elle appréciait ma façon de travailler. Il lui est même arrivé de me complimenter. Et elle avait l'air sincère. Si bien que j'en suis venue à me dire qu'elle avait son propre code de valeurs, qu'elle ne franchissait pas certaines limites, mais que ça n'avait rien à voir avec moi.

— Est-ce qu'elle a continué à donner des signes de déprime par la suite ?

— Pas vraiment. Vers la mi-septembre elle… je n'en sais trop rien à vrai dire. Elle agissait machinalement –elle me faisait part des exigences de chaque famille, me donnait les consignes—, elle avait l'air distante, comme si son esprit était ailleurs. Avant cela, même quand elle était déprimée, elle avait toujours des idées nouvelles, sur les lieux de tournage ou la manière de rallonger une cassette pour pouvoir facturer davantage, mais de façon générale elle s'en remettait à moi.

— J'essaie de me faire une idée d'ensemble de sa personnalité, expliquai-je à Zee. A vous entendre, ça n'était pas quelqu'un de très chaleureux.

— Sauf avec ses enfants, là c'était la tendresse personnifiée. La crème des mamans. Une fois le petit Travis est entré dans le bureau.

Quand elle l'a pris dans ses bras, son visage rayonnait littéralement de bonheur. C'était la Madonna, la Vierge à l'Enfant je veux dire, pas la chanteuse rock. D'ailleurs il suffisait de voir sa maison pour comprendre qu'elle prenait son rôle de femme d'intérieur très au sérieux. Elle ne comprenait rien au cinéma, mais elle avait du goût… le bon goût d’une femme riche de Long Island.

Une expression confuse se peignit brusquement sur la face épanouie de Zee.

— Il n'y a pas de mal, la rassurai-je. Je ne suis pas riche. Et si on me laissait faire –mais fort heureusement, mes amies sont là pour me surveiller—, je mettrais du papier écossais violet sur mes murs. Mais je vois ce que vous voulez dire.

— Bon. Mais à part ça aucune imagination. Rien de personnel. Tout était nickel. Chez elle, même pisser était un exercice de style. Je vous demande pardon, ma mère a horreur que je dise « pisser ». Dans les toilettes du rez-de-chaussée, réservées aux invités, il y avait une pile d'essuie-mains tellement bien repassés qu'on n'osait pas s'en servir de peur de les froisser, mais d'un autre côté je ne voulais pas qu'elle croie que je ne me lavais pas les mains.

Et puis, posé à côté du lavabo –en marbre rosé—, il y avait un petit panier avec de minuscules flacons de lotion dentaire et un nécessaire à couture de poche. Chaque Tampax était entouré d'un ruban rosé. Si, si, sans blague !

Courtney était du genre à mettre un napperon en papier au fond de sa poubelle, conclut-elle en hochant la tête.

La spontanéité de Zee Friedman n'était tout compte fait pas si éloignée que ça du ton plus caustique de mes propres enfants, lesquels appartenaient à cette génération X que rien ne peut surprendre et qui n'a par conséquent aucune raison de s'enthousiasmer.

— On ne pouvait pas entrer dans cette baraque sans se sentir intimidé, poursuivit Zee sur un ton particulièrement détaché. C'était une apothéose du genre, si vous voyez ce que je veux dire ? Apothéose ? Quatre ans à Columbia, on ne se refait pas. Bref, sa maison est à la bourgeoisie de banlieue ce que le Parthénon est à l'architecture dorique.

J'acquiesçai en silence tout en songeant aux minuscules abat-jour chapeautant chaque ampoule du lustre de l'entrée, à la disposition impeccable de la lampe, des photos et des livres reliés pleine peau sur le petit guéridon du salon. Courtney devait prendre son pied à tout régenter.

— J'ai vu la cassette vidéo de Luke Badinowski, que vous avez réalisée, l'informai-je.

Zee sourit tout en pressant simultanément les doigts sur ses tempes, comme si les parents de Luke lui avaient donné la migraine.

— Je l'ai trouvée très réussie. Elle secoua la tête.

— Disons que j'ai des compétences. Et une amie qui s'est fait offrir par ses parents richissimes un Avid, un système de montage vidéo assisté par ordinateur. Un truc vraiment géant. Croyez-moi, avec ça, il faut y mettre du sien pour rater un film vidéo.

— De quel genre de matériel disposait Courtney ?

D'une main Zee rassembla ses cheveux et les tordit pour en faire un chignon.

— Elle n'avait pas grand-chose. Des projos pour les prises de vues en intérieur. Rien de très sophistiqué, du reste. Je ne me souviens plus de la marque –le genre de lampes à arc dont se servent les particuliers pour filmer les mariages. Disons qu'il y avait pour huit ou neuf cents dollars de matos.

Je songeai aux vingt-cinq mille dollars que, selon Fancy Phil, Courtney s’était appropriés. Fancy Phil disait qu'elle les avait dépensés en matériel et en frais de publicité.

— Et comme caméras ?

— J'utilisais la mienne, dit Zee en laissant retomber ses cheveux sur ses épaules.

— Rien d’autre ?

— Non. L'autre type qui travaillait pour elle entreposait tout le matériel de StarBaby chez lui. Il a fait Wesleyan.

— Vous l'avez rencontré ?

— Jamais. Typique de Courtney. Elle ne m'a quasi ment rien dit de lui. J'avais l'impression qu'elle ne voulait pas qu'on parle, lui et moi, ce qui veut sans doute dire qu'elle payait l'un de nous mieux que l'autre. Quoi qu'il en soit, elle voulait que j'utilise mon propre matériel. J'ai tout de même insisté pour qu'elle loue un micro parce qu’avec le mien tout le monde avait la voix de King Kong.

— Est-ce qu'elle destinait une partie du budget à la publicité ?

— Je n'en ai pas la moindre idée. Mais si elle l'a fait, je n'ai jamais remarqué la différence. Pendant tout le temps où nous avons travaillé ensemble, le nombre de commandes n'a guère varié.

— Est-ce qu'il lui arrivait de parler boutique avec vous ?

Zee se renversa sur la banquette et leva les yeux vers les moulures du plafond. Les ornements, grappes de raisin ou rosettes, oblitérés par un siècle de couches de peinture, n'étaient plus qu'une suite de bosses à intervalles réguliers.

— Une fois. Elle m'a dit que les entreprises coulaient pour deux raisons. Le manque de capital et d'autre chose. La patience, je crois, ou les projets.

Elle fit une petite moue. Je m'intéresse à la production, mais là elle était carrément en train de me faire un cours magistral d'économie. Alors j'ai décroché.

— Pourquoi s'est-elle mise brusquement à vous parler affaires ?

— Parce qu'un jour je lui ai demandé si elle avait d'autres contrats en vue. On était en juillet, l'époque à laquelle elle a commencé à déprimer. Moi, j'avais espéré qu'elle m'en proposerait d'autres. Mais elle m'a laissé entendre qu'elle voulait répartir le travail entre plusieurs personnes, de façon à ne pas devoir dépendre d'un seul technicien.

— Est-ce que ça vous a paru sensé ?

— Si on s'en tient au cliché selon lequel les gens de cinéma sont narcissiques et peu fiables, oui, même si, en réalité, la réalisation d'un film requiert un très grand sens de l'organisation. Les gens sur qui on ne peut pas compté se font engager une fois mais pas deux. Mais pour moi, son speech sur la patience, ça n'était qu'une excuse. Il n’y avait pas l'ombre d'une franchise à l'horizon.

— Elle faisait souvent appel à vous ?

— Deux ou trois week-ends par mois.

— Comment voyiez-vous StarBaby, vous qui étiez par ailleurs assistante de production ? Demandai-je.

— Je pense que l'idée n'était pas mauvaise à condition de viser un public de nantis, des gens qui ont de l'argent mais qui n'ont pas une minute à eux. Il y a certainement des jeunes couples riches et branchés qui achètent des caméscopes pour filmer leurs gosses, mais qui renoncent parce qu'ils n'ont pas le temps de lire la notice. Mais à moins de casser ses prix, Courtney n'aurait jamais pu faire de StarBaby le MacDo de la vidéo. Elle voulait franchiser tout ce qui pouvait contenir le mot « Star » : Star-Girl, StarBoy, etc., et avait commencé à poser des jalons.

Elle avait réussi à convaincre deux pédiatres de se laisser filmer en consultation –une prouesse quand on connaît la parano qui règne chez les toubibs à cause des recours en justice pour faute professionnelle. Elle songeait également à louer ou acheter un chien –un beagle ou un colley– pour que les gosses qui n'avaient pas d'animaux familiers puissent se faire filmer avec. Mais il y avait un problème de responsabilité civile, des fois que ledit toutou aurait pris les mômes pour des amuse-gueule.

— Et son mari ?

— Je ne l'ai rencontré qu'une fois, la dernière fois où j'ai vu Courtney. Il rentrait du golf. Ma parole, elle le dévorait des yeux, comme si c'avait été, je sais pas moi, un croisement de Gary Cooper et de De Niro. En parlant d’effusions : elle était plutôt démonstrative avec lui, comme si c'était le coup du siècle. Alors que, personnellement, je le trouvais insipide, même s'il avait une gueule intéressante.

— Vous pensez qu'elle jouait la comédie ?

Zee inclina la tête et s'accorda un instant de réflexion.

— Je n'ai jamais vraiment compris qui était Courtney, je ne pourrais pas vous dire si elle jouait ou non la comédie. Soit elle était d'une profondeur insondable, soit elle était complètement superficielle, auquel cas, il n'y avait rien à voir.

— Les derniers temps, comment se comportait-elle ?

— Elle semblait avoir l'esprit ailleurs.

— Où cela ?

— Aucune idée. Mais toujours est-il qu'au début Courtney ne me lâchait pas d'une semelle –ce qui était franchement pénible, vu que je suis quelqu’un de très organisé– et qu’à la fin elle se déchargeait presque entièrement sur moi.

— Vous pensez qu'elle était en dépression ?

— Difficile à dire, dans la mesure où c'était quelqu'un d'extrêmement dynamique en apparence. Si elle avait commencé à broyer du noir en juillet, elle n'en restait pas moins énergique. Et même à partir de septembre, alors qu'elle paraissait indifférente.

— Elle vous a semblé inquiète, angoissée ?

— Je n'ai pas remarqué, mais bon, elle cachait bien ses sentiments.

— Croyez-vous qu'elle ait pu être amoureuse ? Avoir un amant ?

Zee me répondit par un haussement d'épaules qui laissait entendre qu'elle n'en avait pas la moindre idée, puis secoua la tête, l'air pensif.

Cette fille n'avait rien d'une psychopathe, songeai-je, et aurait fait une petite amie géniale pour Joey.

— Je me rappelle un détail curieux, dit –elle au bout d'un moment. Une fois, elle a reçu un coup de fil. On était dans la chambre qui lui servait de bureau. Super chouette, le bureau. Comme table de travail, elle avait un vieux meuble de style. Il y avait des fleurs dans des vases absolument partout. Naturellement, il régnait un ordre parfait, comme dans toute la maison. Bref, elle a mis la personne en attente et s'est rendue dans une pièce voisine pour reprendre la communication. Elle devait être au même étage, peut-être dans sa chambre à coucher, parce que je l'entendais parler, même si sa voix était lointaine.

Elle m'a paru très contrariée. Elle disait : « Comment cela, tu ne peux pas ?… Ah, oui », et puis : « Tu avais promis… »

C'est tout ce que j'ai entendu, mais elle était visiblement hors d'elle. Pour ne pas dire désespérée. Mais bon, c'est peut-être moi qui me fais des idées.

— Savez-vous si elle parlait à un homme ou à une femme ? Zee fit non de la tête.

— Vous vous souvenez quand ça s'est passé ?

— En fin d'après-midi, elle était en train de me régler mes honoraires. J'étais passée exprès pour ça. C'est le dernier chèque qu'elle m'a fait ce qui veut dire que c'était un dimanche. Le dimanche avant Halloween. Le dimanche avant sa disparition.

— Avant ou après le moment où vous avez rencontré son mari ?

— Après. J'en suis absolument certaine.

De chez Zee, j'empruntai le pont de Williamsburg –une structure qui n'inspire guère confiance aux experts du génie civil– pour me rendre à Brooklyn, où Joey m'avait fixé rendez-vous deux semaines plus tôt pour déjeuner.

Depuis la mort de Bob, je m'obligeais à sortir de chez moi pour essayer de mener un semblant de vie normale. Je me forçais à accepter des invitations à déjeuner ou à dîner. Certains soirs j'allais à des réunions, à des conférences ou à des concerts. Je m'étais même inscrite à un cours d'espagnol. Parfois, je laissais Nancy me traîner dans des expos ou au théâtre. Malheureusement, dès que je mettais le nez dehors je n'avais qu'une envie : regagner mes pénates. Me rendre à Sainte-Elizabeth passait encore, car tous mes cours étaient programmés le matin et je savais que je serais chez moi pour midi et demi. Mais c'était surtout les jours de congé, quand je faisais du bénévolat ou des courses. Je n'avais qu'une hâte, me précipiter à la maison à l'heure du déjeuner. J'arrivais en nage, hors d'haleine… Pourquoi ? Juste au cas où Bob me passerait un coup de fil longue distance ?

Quand j'étais seule, je me plongeais dans des piles de copies à corriger. Ou je relisais mes bouquins préférés surtout pas de nouveauté ou d'inattendu. Il m'arrivait de jouer jusqu'à l'hébétude au solitaire sur mon ordinateur. Ou de regarder mes vieux films favoris jusqu'à tomber de sommeil.

Socrate avait peut-être raison d'affirmer qu'une vie sans introspection ne vaut pas la peine d'être vécue, mais moi, j'avais décidé qu'il en serait autrement. Le plus dur, c'était les fins de semaine, pendant que tous les autres s'éclataient en famille. Moi, sauf sortie exceptionnelle avec un de mes gosses ou Nancy, je n'avais aucune réponse à donner à la question universelle du lundi matin : « Alors, qu'est-ce que tu as fait de beau ce week-end ? » II fut un temps où je rédigeais des listes format dix-huit points, caractères gras, que j'apposais sur la porte du frigo. Mais le dimanche soir venu, le seul article rayé de la liste était du style « Chercher la cassette de Jane Fonda », laquelle, au lieu de finir dans le magnétoscope comme je me l'étais juré, avait fini dans la boîte à ordures. A part faire le ménage, je n'étais pas bonne à grand-chose. Outre la cassette, je m'étais débarrassée de divers objets dont je n'avais pas réussi à me séparer jusque-là : un sac de terreau datant de l'administration Reagan, plusieurs centaines de kilos de magazines Gourmet, les faux cols de Bob.

Mais revenons à nos moutons. Joey m'emmena dans un nouveau restaurant branché de son quartier. Les serveurs, en chemisette blanche, pantalon et cravate noirs, avaient l'air d'entrepreneurs des pompes funèbres de Tuscaloosa. Quant à la bouffe, c'était une fusion dernier cri de cuisines cubaine et californienne, autrement dit des assortiments verticaux de poissons rares, légumes et crudités sur un lit de riz al dente. Non seulement Joey avait entendu parler de Crabapple Films, mais il avait décerné à leur dernière production, une adaptation de Comme il vous plaira située à Staten Island, quatre étoiles et demie sur cinq.

Il refusa néanmoins catégoriquement que je téléphone à Zee pour lui proposer de le rencontrer. Et non, les critiques de cinéma n'avaient pas pour habitude d'aller traîner leurs basques dans les studios de production pour demander aux assistantes de les informer sur leurs projets.

De retour à la maison, je désherbai les plates-bandes et le potager jusqu'au soir. Il n'y avait pas que la disparition de Bob qui rendait les week-ends difficiles. Il y avait une autre disparition aussi celle de Nelson Sharpe. Pendant vingt ans, j'avais passé mes fins de semaine dans une sorte de brouillard introspectif, à me remémorer chaque épisode de notre relation et Dieu sait s'ils étaient nombreux. Mais depuis que je l'avais croisé par hasard l'année dernière, je me rejouais mentalement la scène à tout bout de champ.

La vérité ? Il avait l'air un peu décati. De ses cheveux poivre et sel, le poivre avait presque complètement disparu et il avait ce teint crayeux des fonctionnaires qui passent leur vie dans un bureau, même si après coup j'avais essayé de me convaincre qu'il avait blêmi sous le choc de me revoir. Il n'empêche que globalement il m'avait paru plutôt bien conservé. Ses grands yeux d’un beau brun velouté s'étaient écarquillés sous l'effet de la surprise ou de l'horreur et pendant trois secondes n'avaient pas quitté mon visage.

Naturellement, je songeai immédiatement qu'il avait repéré quelque défaut épouvantable, une de ces imperfections qui venaient avec l'âge et que, ayant la vue basse, je n'avais pas remarquée un poil géant me sortant du menton, une joue entièrement recouverte par une tache brune. J'avais gardé mes bras plaqués le long du corps, résistant à la tentation de me tâter le visage. Puis je m’étais rassurée : pour une femme qui dans sa jeunesse était persuadée qu'à cinquante ans passés elle ressemble– rait à Einstein, j'étais tout compte fait plutôt gironde. Quoi qu'il en soit, je n'eus pas le temps de lui adresser une parole ou même de lui faire signe qu'il m'avait déjà dépassée.

Plus tard, lorsque je rapportai l'incident à Nancy (avec un souci du détail tout adolescent), elle me fît jurer de ne pas essayer de le rappeler. Je jurai. Mais lorsqu’elle insinua que je chercherais probablement à avoir recours à un autre stratagème, du style lui faxer le faire-part de décès de Bob, je lui raccrochai au nez.

Quand Nelson me téléphona le lendemain, il me dit qu'il n'avait pas voulu être grossier, mais qu'il avait reçu un tel choc en me voyant qu’il n’avait rien trouvé à dire. Nous bavardâmes pendant quelques minutes. Il m'informa des changements survenus dans sa carrière. Il avait quitté la Brigade des homicides et se trouvait actuellement à la tête de l'Unité des enquêtes spéciales. Il m'informa également que June et lui avaient divorcé quinze ans plus tôt et qu'il s'était remarié, il y avait trois ans de cela, avec Nicole, une conseillère d'orientation. Et moi, naturellement, Schnook comme pas deux, je lui demandai quel âge elle avait. Trente-neuf ans. Ce qui voulait dire qu'il aurait pu être son père. La nouvelle me laissa sans voix, et dans un état proche du désespoir. Il combla le silence en m'interrogeant sur ce que je faisais. Je l’informai que j’étais docteur en histoire et enseignante au collège Sainte-Elizabeth. Je ne dis pas un mot sur Bob. Et quand Nelson suggéra qu’on se voie un de ces jours pour prendre un café ensemble, je dis non, que ça ne me semblait pas une bonne idée.

Et voilà. Après coup, je songeai qu'il n'avait pas paru le moins du monde ému en parlant de sa nouvelle épouse, mais Nancy déclara que j'étais non compos mentis, autrement dit que je prenais mes désirs pour des réalités. Lorsque je lui fis remarquer qu'il m'avait tout de même proposé de prendre un café, elle rétorqua que c'était probablement un vieux vicelard qui n'hésite pas à sortir sa chose pour lui faire prendre l’air à chaque fois qu'une occasion se présente.

Je ripostai que, d'une part, il n'était pas vieux et que, de l'autre, il n’avait jamais été lubrique. Nancy me conseilla simplement d'oublier tout ça, la relation que nous avions eue n'ayant jamais signifié la même chose pour lui que pour moi.

Mais revenons-en à l'affaire Courtney Logan. Vu que ce lundi était férié, je consacrai ma matinée à essayer de trouver un suspect plausible susceptible de prendre la place de Greg. C'est alors que je me rendis compte que je ne connaissais pratiquement rien des amis ou des associés de Courtney. Puisque je ne pouvais pas interroger Greg, j'allais faire appel à mon client, Fancy Phil Lowenstein.

Il me donna rendez-vous le soir même dans un nouveau restaurant de Port Washington. La Luna Toscana. Huit heures.

— Vous y serez avant moi, et vous direz à Antonio : « Je suis le prof d'histoire qui a rendez-vous avec Phil. » II prendra soin de vous en attendant que j'arrive.

Mais Fancy Phil était déjà là, assis dans un coin de la salle, tournant le dos à une peinture murale représentant une oliveraie au clair de lune où paissait un troupeau de moutons au regard torve. Tout d'abord, je ne vis que la gigantesque serviette rouge étalée en travers de sa poitrine et passée dans l'encolure d'un polo noir imprimé de minuscules motifs jaunes en forme de boomerangs. Puis je vis qu'il portait une gourmette en or et une montre dont les douze chiffres étaient figurés par des diamants. Et, sans doute pour aller avec la montre, sa bagouse ornée d'un méga solitaire.

Devant Fancy Phil, une montagne de pâtes recouvrait entièrement ce qui ressemblait à une large assiette de forme ovale. Menacés d'asphyxie, fromage et poivrons se livraient une lutte sans merci, tandis que les cœurs d'artichaut se faisaient tout petits entre le bresaola et les piments rouges. De ses gros doigts dodus, Phil était occupé à rouler une tranche de jambon avec du provolone. Ce cigare confectionné, il l'enfourna et l'avala après n'avoir mâché qu'une seule fois.

— Asseyez-vous, poulette, m’invita-t-il. J'ai commandé quelques entrées, mais si ça ne vous plaît pas, vous n'aurez qu'à demander à Antonio que le chef vous prépare autre chose. Alors, vous avez du nouveau ?

— Pas encore, mais je cherche, répondis-je.

Il me servit du vin puis, levant mon verre vers la lumière, déclara avec un accent qui aurait fait se plier en deux un Italien :

— Rosso di Montalcino. C'est un vin toscan, comme Toscane.

Aucun rapport avec l'oiseau.

— J’aimerais rencontrer des gens qui ont connu Courtney, dis-je. J’ai commencé à mener ma petite enquête par-ci par-là, mais les choses iraient beaucoup plus vite si vous me donniez un coup de main.

— Pas de problème.

Saisissant une olive noire de la taille d'un organe vital de petit mammifère, il la propulsa dans sa bouche, où elle disparut sans qu'il semble le moins du monde incommodé par le noyau.

— Quand pensez-vous pouvoir me fournir une liste ?

— Tout de suite, dit-il.

— Vous l'avez notée par écrit ?

— Pas par écrit. Après votre coup de fil j'ai appelé Gregory et je suis passé le voir.

Sur les murs, des torches en fer forgé censées recréer un éclairage aux chandelles jetaient une lumière vacillante qui vous donnait l'impression d'avoir un décollement de rétine. La Luna Toscana. Pour quelque mystérieuse raison, quand une nouvelle tendance culinaire se faisait jour à Manhattan, comme la cuisine toscane, par exemple, elle se répandait aux quatre boroughs, puis se propageait à l'ouest, remontait jusqu'à Kansas City –avec un petit détour par Emporia – avant d'atteindre la côte nord de Long Island, distante d'une quarantaine de kilomètres.

— Greg vous a donné des noms précis ? M'enquis-je tout en considérant un morceau de fromage suffisamment dur pour vous casser une dent et en prenant un gressin à la place.

Fancy Phil secoua la tête d'un geste las sans qu'un seul de ses cheveux ne change de place.

— Naan. Je lui ai demandé ce qu'il avait dit à son avocate. Il lui a communiqué les noms des amis et des associés de Courtney.

Puis quand je suis monté au premier pour jouer à Bonbonland avec Morgan, j'en ai profité pour aller faire un tour discret dans son bureau.

Il fît une pause.

Ce que je vous dis là doit rester entre nous.

— Bien sûr.

— Une fois dans le bureau –je ne connais rien aux ordinateurs– je repère un gros calepin en cuir avec un calendrier, et un agenda, et même une carte du métro de Londres.

— On appelle ça un Filofax. Ça vient d'Angleterre.

— Eh ben, chapeau les Anglais.

— Alors vous avez pris des notes, c'est ça ?

— Non, non. Pas de notes. Jamais de notes, je retiens tout de tête.

Saisissant une branche de céleri, il la cassa en deux et pointa une des moitiés dans ma direction comme un prof qui s'adresse à un élève particulièrement lent de la comprenette.

— Ne l'oubliez jamais.

— Est-ce une menace qui est censée me glacer le sang ?

Fancy Phil partit d'un gros rire joyeux, puis me recommanda le rôti à la mode de Toscane.

Le lendemain matin était une de ces exquises journées de mai où l'air embaume l'herbe fraîchement coupée et où le ciel est si clair que depuis les hauteurs de Shorehaven on aperçoit les gratte-ciel de Manhattan brillant comme l'or au soleil. Cependant j'étais à la bibliothèque, en train de plancher sur la liste fournie par Fancy Phil. Contrairement à lui, qui, grâce à sa mémoire prodigieuse, se souvenait non seulement de l'orthographe de chaque nom, mais également des adresses et des numéros de téléphone qu'il avait trouvés dans l'agenda de Courtney, j'étais obligée de prendre des notes.

Je ne savais par où commencer, si bien qu'avant de m'attaquer aux copines de Courtney je tirai à pile ou face. Face : Steffï Deissenburger, la fille au pair des Logan, était allemande ; pile : elle était autrichienne. Les journaux lui prêtaient tantôt l'une, tantôt l'autre nationalité. L'Autriche l'emporta. Dégainant mon téléphone portable, j'appelai le consulat à Manhattan et –Mein Gett ! – entrai en relation avec un homme qui savait manifestement qui elle était.

Quoi qu'il en soit, Herr Toast (ou quelque chose d'approchant – sa prononciation étant excessivement hachée) me fit savoir sur un ton irrité que les visas des citoyens autrichiens étaient délivrés par l'ambassade des Etats-Unis à Vienne et non pas par le consulat d'Autriche à New York. Si bien que je rétorquai sur un ton tout aussi désagréable :

— Herr Toast, il est regrettable qu'une innocente citoyenne autrichienne soit victime de la rapacité des médias, mais, poursuivis-je en haussant le ton, il est tout aussi regrettable que DES ETRANGERS SE SERVENT DE NOS BIBLIOTHÈQUES, PUIS SE VOLATILISENT AVEC DES LIVRES QUI SONT LA PROPRIÉTÉ D'UNE INSTITUTION PUBLIQUE !

Après un échange acerbe de raclements de gorge, Herr Toast m'informa que, au cas où il arriverait à trouver quelqu'un qui connaîtrait la nouvelle adresse de Fràulein Deissenburger, ce qui était hautement improbable, il lui communiquerait mon nom et mentionnerait les livres réclamés par la bibliothèque de Shorehaven.

Naturellement, aussitôt après avoir raccroché, je regrettai d'avoir parlé de la bibliothèque de Shorehaven. Si Steffi Deissenburger avait effectivement emprunté Boucles d'or et les trois ours pour le lire à la petite Morgan mais en utilisant la carte de Courtney, elle flairerait d'emblée le coup monté. Et enfin, si Steffi (ou pire, son avocat), au lieu de m’appeler à la fac, décidait d'appeler la bibliothèque et demandait à parler au directeur, j'étais certaine d'être virée avec pertes et fracas du conseil d'administration. Et puis, naturellement, il y avait la petite question qui me taraudait et que j'essayais d'esquiver en vain : étais-je complètement ravagée ? Ravagée de penser que je pouvais me lancer dans une carrière de détective, ravagée de vouloir démasquer un assassin, et encore plus ravagée d'accepter de travailler pour un type comme Fancy Phil Lowenstein.

Chez la plupart des gens, ce genre de questionnement mène à une conclusion : je suis trop contrariée pour avaler quoi que ce soit. Mais chez moi, c'est plutôt : vite, un panini au fromage et à la tomate, un verre de lait et un sablé aux figues. Si bien que lorsque je me retrouvai à dîner avec une collègue historienne du collège de Queens, je contemplai les profondeurs brunâtres de ma soupe pékinoise avec un sentiment voisin de la nausée existentielle. Mais peu à peu, l'horrible sensation s'estompa tandis que nous nous lancions dans une étude comparée des affaires Watergate et Lewinsky, tantôt riant à gorge déployée, tantôt opinant gravement du chef avec la complicité de deux historiennes partageant une demi-bouteille de chardonnay.

Résultat, quoique ne fredonnant pas « L'amour est un bouquet de violettes » en rentrant chez moi, j'étais tout de même d'humeur joyeuse. Aucun message sur le répondeur. Je m'empressai d'interroger ma boîte vocale de l'université, dans l'espoir d'entendre la voix aux accents teutons de Steffi Deissenburger m'annonçant qu'elle n'avait aucun livre en sa possession et me laissant un numéro où la joindre. Mais je ne trouvai qu'un message du commodore Patrick Daley, retraité de l'US Navy, un très ancien étudiant qui me proposait d'écrire ses Mémoires sur le Nautilus et l'amiral Hyman Rickover.

J'étais en train de songer à tous les anciens élèves qui venaient me trouver dans mon bureau sous les prétextes les plus divers, quand la sonnette de la porte d'entrée retentit. Mais au lieu de me dire : bon sang ! Dix heures moins le quart, c'est pas une heure pour sonner chez les gens, je m'approchai de la porte et jetai un coup d'œil dans le judas que j'avais fait installer après la mort de Bob, ainsi qu'un système d'alarme et un détecteur de mouvement un peu trop zélé qui m'avertissait dès qu'un couple d'écureuils copulait dans un rayon de dix kilomètres. Tout d’abord je ne vis rien de plus qu’un œil plissé qui me dévisageait. Puis je reconnus Nelson Sharpe.